En guise de présentation


Les Editions Inedits ont pour vocation l'inventaire des ouvrages qui n'existent pas, mais qui pourtant ont ou ont eu une influence sur la littérature. Le "Nécronomicon" bien connu des lecteurs de Lovecraft en est un exemple. "Le roi en jaune" en est un autre, Kilgore Trout est un auteur parfaitement inédiste, et ces pages leur rendent hommage tant que faire se peut....
Par ailleurs, plutôt que se perdre dans les méandres de la virtualité, nous vous proposons ici de découvrir notre activité concrète (littéraire et théâtrale).

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mercredi 22 avril 2015

True Detective : la police débarque en crypté le 23 Avril 2015 !




Comme je l'écrivais dans un précédent article, les amateurs du Roi en jaune - dont je suis - ne sauraient qu'être fort surpris de signes évidents du "retour du roi" sur les devants de la scène culturelle anglo-saxonne, et dès à présent européenne. Un des signes les plus parlants, en écho avec ce que des humanologues bien connectés pourraient affirmer, est qu'en Février 2014, l'ouvrage jusqu'alors bien oublié de Robert W. Chambers "The king in yellow" (1895) s'est retrouvé en quelques jours l'un des dix romans les plus vendus sur l'Amazon.

Un prodige ?
Permettez-nous d'en douter. Si Volonté Divine il y avait, il est fort à parier que ce ne serait pas via le premier site des destructeurs de librairies qu'Elle se manifesterait.
En Février 2014, un article du magazine "Les inrockuptibles" livrait une explication beaucoup plus pragmatique à ce phénomène : il s'agissait d'un engouement renouvelé par un tout nouveau bien de consommation de masse de la catégorie "Série Télé", et d'un corollaire appuyant la démarche du premier dans un article du Wall Street Journal (du 30 janvier 2014), immédiatement après la diffusion du second épisode de


"TRUE DETECTIVE"

Je vous avais prévenus, c'est pragmatique. Cela pourrait même être décevant, vu que l'on aurait plutôt pu s'attendre à une diffusion télé de la pièce éponyme évoquée par Chambers, contaminant des millions de spectateurs en une petite heure de temps... Au lieu de cela, nous voilà face à un polar en huit épisodes. 

Qu'en savons-nous dans un premier temps ?


True Detective, saison 1. Huit épisodes. Auteur : Nic Pizzolatto. Réalisateur : Cary Fukunaga. Avec Matthew McConaughey, Woody Harrelson, Michelle Monaghan, Michael Potts, Tory Kittles. Première diffusion aux États-Unis : janvier à mars 2014, sur la chaîne HBO. Diffusion en France sur la chaîne OCS City.



Nous intéressant de plus près à Nic Pizzolatto, l'auteur de cette série, nous découvrons qu'il s'agit d'un novice en matière de série télé, voire même de littérature. Une seule oeuvre nous en est connue : Galveston, roman policier traduit en 2011 par Pierre Furlan pour les éditions Belfond. Il s'agit d'une sorte de "road trip" partant de la Nouvelle Orléans et menant au Golfe du Nouveau Mexique, avec, et nous verrons la ficelle se répéter, un démarrage en 1987 et une seconde intrigue vingt ans après (comme dirait Alexandre Dumas). (Vous pouvez en écouter un extrait lu ICI dans l'émission Nova Book Box déjà citée dans un précédent article.)

Bref, Pizzolatto est un nouveau venu, un bleu. Mais il n'a rien d'un foie jaune.

Le signe tatoué (?)
sur la nuque de la victime.
Tâchons d'en tirer plus du visionnage de la série. Nous pourrions en dire ceci (sans... comment dit-on en jargon téléphagique ? ... spoïler ? Poil au nez !) :
L'intrigue de True Detective demeure somme toute assez simple : un meurtre a été commis, le cadavre d'une jeune femme étrangement mis en scène retrouvé dans un endroit désolé de Louisiane. Les deux inspecteurs de la brigade criminelle font connaissance en entamant l'enquête. Ce qui frappe dans un premier temps, c'est leurs dichotomies en matière de méthodologie. L'un, Martin Hart dit "Marty", est plutôt bas du front, aime les places nettes, les voies hiérarchiques et sa petite vie de famille bien réglée, le second, Rust Cohle, est taiseux, solitaire jusque dans sa vie privée ; méthodique, il note tout dans un grand calepin noir évoquant ceux des contrôleurs des impôts, et par dessus tout semble avoir intuitivement accès à des réalités qui échappent totalement à son coéquipier mais qui les mèneront invariablement vers de nouveaux indices.
Voilà pour le tandem. Comme de bien entendu, il s'agit toujours de ce duo de clown où la vérité de l'un devient la moquerie de l'autre. Jusque-là, nous voilà en territoire connu.

Le spectateur de la série toutefois ne peut s'empêcher de ressentir une pointe de nouveauté devant le mélange des genres ; nous sommes bien dans un polar, pas de doute, mais l'ambiance et son traitement sont ceux d'une série frôlant le fantastique. Comme l'écrit "Monsieur Roi en Jaune", notre spécialiste francophone de la question, j'ai nommé Christophe Thill : 

"... c’est bien un polar, mais qui marche constamment sur la ligne séparant ce genre du fantastique, et qui, de temps en temps, la franchit subtilement. Et cette ligne est jaune."
(Oui, bon, celle de la ligne jaune, j'avoue qu'elle est bien bonne, j'aurais même pu la faire, mais elle est un peu accessoire. Je présente toutefois au passage mes respects à Monsieur Thill, dont la traduction et le travail de publication dans ses propres Editions Malpertuis du Roi en Jaune ont eu la mérite d'avoir préparé agréablement le terrain à la réédition de l'ouvrage en Octobre 2014 aux Editions J'ai Lu. La citation est d'ailleurs extraite du petit article apocryphe que Monsieur Thill a concocté pour l'occasion : "True Detective et Le Roi en Jaune - des clés pour mieux comprendre la série") .

En quoi résident ces éléments fantastiques ? Le crime tout d'abord : la victime est comme "offerte" à des dieux invisibles, et évoque le sacrifice rituel d'une religion préhistorique oubliée. Nous baignons ensuite non pas dans une urbanité chère aux habituelles séries policières, mais dans une Louisiane où règne une nature souvent hostile, marquée de putréfaction et de semi-vie, hantée par une population paupérisée par des sites industriels sauvages et sans nom. Nous avons l'impression de nous retrouver dans un de ces Dunwich lovecratiens, un cul-de-sac de la civilisation où ne persistent que des humanoïdes consanguins et débiles (pour paraphraser Lovecraft). Le tableau est parachevé avec le point de vue du taiseux Rust Cohle, l'inspecteur surnommé "le contrôleur des impôts", dont l'opinion sur la vie en général et ce crime en particulier frôle le matérialisme cosmique cher à Lovecraft (du type : "Nous ne sommes rien d'autre que de la viande sensible"). Du désespoir, de la fange sans âge et de l'entropie : tout y est servi pour savourer l'amertume de l'"à quoi bon".

C'est de cet "à quoi bon" qu'il est à mon sens le plus question dans l'intrigue de cette série. En effet, plus d'une fois, nos enquêteurs seront confrontés à la vanité de leur enquête ; la victime était une jeune fille à la dérive et ne manque à personne, l'acte semble isolé et sans récidive du lendemain, les autorités - protégeant l'a(r)gent du contribuable - ont mieux à faire que de remuer la vase des bayous de Louisiane. Et pourtant ni Cohle ni Hart, l'un comme l'autre, malgré leurs natures humaines bien différentes, ne désire abandonner l'affaire. Quelque chose les a captivé. C'est ce ressort qui mène l'intrigue d'indices ténus en fausses fausses routes anticipées. L'énergie du désespoir habite Cohle, et l'orgueil de son coéquipier Hart en fait un acolyte tout aussi tenace.

La série, en plus de ce traitement particulier, repose sur une seconde originalité : son intrigue se partage en deux époques. La première enquête, celle du sacrifice préhistorique, se déroule en 1995, soit à une époque manquant d'internette et de machintruc portable. Une seconde intrigue s'y greffe, se déroulant elle en 2012, où deux nouveaux et jeunes policiers modèles interrogent nos deux protagonistes qui ont, entre temps, quitté la police.

Car l'on comprend vite une chose : si un suspect principal a été "neutralisé" en 1995, d'autres crimes semblant obéir aux mêmes rituels ont eu lieu par la suite. Les seuls (en dehors du suspect neutralisé) à connaître les détails du meurtre "originel" étant nos deux héros, cela fait d'eux (et principalement de Rust Cohle devenu une sorte de marginal chevelu) d'éventuels suspects à leur tour. L'intrigue nous fait donc osciller entre les deux côtés de la barrière qu'aurait pu franchir l'un d'eux, et s'amuse à souffler le chaud et le froid en distillant des indices sur ce qu'il s'est réellement passé en 1995, et de quelle nature est la poussière laissée négligemment sous le tapis.

Venons-en à ce qui nous intéresse plus particulièrement : les rapports qu'entretient "Le Roi en Jaune" avec cette série télé. Dès le second épisode, enquêtant sur la pauvre fille qui s'est retrouvée ligotée, affublée nue de bois de cerf et assassinée avant d'être mise en scène comme en adoration au pied d'un arbre solitaire, nos héros retrouvent son journal intime dans un endroit sordide mais toléré (par l'à quoi bon, toujours).

Le journal est celui d'une jeune paumée, cela ne fait aucun doute pour nos héros, mais qui évoque par de nombreuses occurrences "The yellow king" et "Carcosa". L'allusion au premier aurait pu n'être qu'une coïncidence (un peu comme dans le récit éponyme de Raymond Chandler), mais l'évocation du second enfonce allègrement le clou : il s'agit bien d'une référence à Chambers, voire à Bierce.

Voilà la porte enfoncée : au lendemain de cette diffusion, le Wall Street Journal précise la référence, des fans de la première heure s'empressent d'y dénicher à leur tour de nouveaux indices, l'Amazon est assailli, le livre, qu'on trouve pourtant déjà en ligne car libre de droits, voit ses ventes exploser (BOOOOM !) et connaît sa première rupture de stock en plus d'un siècle d'existence.

Ce qu'il y a de plus troublant, finalement, dans l'intrigue de la série, c'est que rien n'indique qu'il existe dans le "monde fabuleux et aquoiboniste" de True Detective d'ouvrage intitulé "The king in yellow" ou "The yellow King", ni d'item littéraire Carcosa. Ou alors, c'est vraiment que le fin limier Rust Cohle n'est rien de plus qu'un petit philosophaillon pédant et ignorant tout de la littérature décadente de son propre pays.
Cette impasse sur l'oeuvre qu'on pourrait juger "séminale" est certainement l'arbre que Pizzolatto a planté là pour cacher une belle forêt bien dense. Et de nombreux détectives en herbe, internettés les uns aux autres, y sont allés allègrement de leurs découvertes fracassantes et leurs hypothèses les plus tortueuses (citons pour l'exemple "L'assassin est le propriétaire du restaurant vietnamien où vont déjeuner Cohle et Hart").


Dans une interview à The Daily Beast, Nic Pizzolatto déclare le plus simplement du monde : 
«La série n’essaye pas de se montrer plus intelligente que vous. Et si vous faites vraiment attention, si vous regardez le premier épisode et écoutez vraiment, vous y trouverez 85% de ce qui est raconté durant les six premiers épisodes.»
Et c'est vrai ! (Enfin dans la mesure où l'on puisse déterminer ce que représentent 85 % des  6/8è de l'intrigue).

L'intrigue, si elle soumet le spectateur à un rythme angoissant, à une philosophie désabusée, à un désespoir sans borne, est au final assez simple. Nous ne sommes pas en présence d'un "OVNI télévisuel" comme pourrait l'être "Twin Peaks". Au final, il n'y a rien d'abscons ni d'occulte... si ce n'est la propre folie du, ou des, tueur(s). Comme le fait remarquer Ch. Thill : 

"... le Roi en jaune n’est pas une sorte de démon apportant la folie. Il est la folie. Il est le symbole par lequel les hommes désignent le chaos qu’ils sentent parfois s’installer dans leur esprit, s’emparer de lui. Il est lui-même un masque, celui que les hommes donnent aux complexes qui les torturent, et à leur propre désir de punition. Il est un cauchemar partagé."
 "Le Roi en Jaune" est ce maître qui guide cette fête ô combien macabre et immorale dont la jeune sacrifiée du début fait les frais. Il n'est pas le tueur, il est sa muse.

Je ne gâcherai pas le plaisir de découvrir la série en dévoilant un tant soit peu les quelques allusions au Roi en Jaune qui essaiment l'intrigue. A plusieurs reprises, les indices menant à des proches du tueur, ou a des gens l'ayant côtoyé malgré eux, mènent à ces seules allusions. Fin de la discussion. 
Mais à nouveau l'intrigue rebondit pour nous mener toujours plus profondément dans les arcanes du crime organisé. Le sordide laisse la place au franchement abject, voire à l'intolérable. Et des signes plus subtils de la mythologie du Roi en Jaune s'articulent : le signe tatoué sur la nuque de la victime pourrait bien être, bien qu'il soit bleu, un renvoi au "signe jaune" annonçant le "retour du roi".
Les jeux de faux-semblants, dont même nos deux protagonistes font leurs choux gras, pourraient renvoyer à l'allégorie du masque dont le "Roi en Jaune" affuble ses victimes, à l'image des bois de cerfs qui ornent le front de la pauvre jeune fille du début.
J'adorerai à mon tour me livrer au jeu du fan absolu qui va débusquer le détail qui tue... à quoi bon.
Hormis gâcher votre propre plaisir, cela n'aura pas d'autre mérite - ne visant pas la thèse universitaire qui ne tardera pas à se faire d'ici une petite paire d'année, ouvrons les paris.


Je ne saurais que vous inviter à lire les articles de plus savants que moi en la matière (comme Monsieur Roi en Jaune).

Je désirerai toutefois conclure, certes un peu hâtivement, sur ce qui m'a personnellement touché dans cette série.


Il s'agit du dialogue final entre nos deux détectives. Tout au long des épisodes, leurs convictions sont ébranlées, leur moralité atteinte, leur foi en la justice contaminée par des penchants pour la justice sommaire.

Aussi, une fois les intrigues résolues, qu'advient-il de leur force de vie, et de leur santé mentale ?

"Il n’est pas nécessaire d’avoir été un complice du Mal pour porter sa marque : il suffit de l’avoir côtoyé de suffisamment près… " (Ch. Thill)"












Mais rien n'est jamais perdu. Voici ce qu'en disent Rust Cohle et Marty Hart, nos deux "True detective" :


Rust :"Il y a eu un instant...Je sais que j'étais dans le noir, cette chose... cet état auquel j'étais réduit, tu vois, je n'étais même pas conscient. J'avais l'impression de flotter dans le noir, et je pouvais... Je pouvais sentir mes convictions s'affaiblir.Et au-delà de cette obscurité,il y avait autre chose. C'était... plus profond, chaud, tu vois, comme une substance. Je pouvais le sentir, (...) C'était comme si j'étais une partie de tout ce que j'avais jamais aimé, et nous étions tous... en train de disparaître.Et tout ce que j'avais à faire c'était de laisser tomber... et c'est ce que j'ai fait. J'ai dit "l'obscurité, ouais, ouais."Et j'ai disparu.Mais je pouvais... Je pouvais encore ressentir de l'amour, ici, encore plus qu'avant. Rien...Il n'y avait rien sauf cet amour. Ensuite je me suis réveillé. "
Marty : "Tu m'a pas dit à un dîner une fois, peut-être, que t'avais l'habitude... de raconter des histoires sur les étoiles ? C'était... en Alaska, sous le ciel nocturne. Tu t'allongeais et tu regardais ... Les étoiles ?"
Rust : "Oui et tu te rappelles que...Je n'ai jamais regardé la télé jusqu'à mes 17 ans, donc je ne faisais pas grand-chose là-bas à part marcher, explorer et... regarder les étoiles et raconter des histoires."
Marty"Comme quoi ?"
Rust : "Je vais te dire, Marty, j'étais là dans ma chambre d'hôpital à regarder chaque nuit à travers les fenêtres et juste réfléchir...Il y a juste une histoire. La plus vieille."
Marty : "Sur quoi ?"
Rust : "La lumière contre l'obscurité."
Marty : "Je sais qu'on est pas en Alaska, mais... j'ai l'impression que l'obscurité a plus de territoire."(...)
Rust : "Tu sais, tu te trompes."
Marty : "Comment ça ?"
Rust : "Avant, il n'y avait que l'obscurité. Et si tu veux mon avis, la lumière est en train de gagner."


Bon allez, fin de la pause métaphysique, quelques petites cartes postales pour terminer :



La solitude du détective de fond.
Oh le vilain masque !


Mais enfin, je ne porte pas de masque !

Une vision (?) de Rust Cohle :
les oiseaux forment une spirale sous ses yeux,
et rappellent le signe tatoué sur la nuque de la première victime.

La vilaine spirale,
sorte d'aspirateur cosmique, dans l'antre du grand méchant
ou dans la tête de Cohle ?

La même vilaine chose. Attention Rusty !

On retrouve quasiment la même image dans
"Scoubi Doo sur l'île aux zombies",
qui se passe aussi dans les bayous de Louisiane.
Etonnant, non ?


Un superbe Roi en Jaune,
avec les haillons, s'il vous plaît !

L'édition d'un T-Shirt pour les tordus fans de la série...

TRUE DETECTIVE sur CANAL+, pour ceux qui paient, à partir du 23 Avril 2015.




Une bonne petite waibe tv sur les rapports qu'entretient la série avec le livre :



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