En guise de présentation


Les Editions Inedits ont pour vocation l'inventaire des ouvrages qui n'existent pas, mais qui pourtant ont ou ont eu une influence sur la littérature. Le "Nécronomicon" bien connu des lecteurs de Lovecraft en est un exemple. "Le roi en jaune" en est un autre, Kilgore Trout est un auteur parfaitement inédiste, et ces pages leur rendent hommage tant que faire se peut....
Par ailleurs, plutôt que se perdre dans les méandres de la virtualité, nous vous proposons ici de découvrir notre activité concrète (littéraire et théâtrale).

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jeudi 13 janvier 2011

TABULA RASA - sources et références

Cet article - en guise de "note d'extension" à la pièce "Tabula Rasa" que j'ai commis (écrit et mis en scène) en Juin 2010 - a pour but d'éclairer quelque peu les spectateurs assidus qui ont adoré le spectacle sans rien comprendre de son intrigue... Me défendant d'avoir créé malgré moi un infundibulum chrono-synclastique, et n'étant pas un adepte (loin s'en faut) de "l'absconstéisme" à la David Lynch - j'entends par là le paradigme "plus on cherche le sens, moins on le trouve" - je me dois de livrer une petite explicitation sur la pièce aux rares amateurs de notules de dernière minute (réagissez en cochant une case en bas de cet article que je vois vraiment combien vous êtes, les cocos !)

1. L'idée première.

Le projet "Tabula Rasa" s'est inscrit dans une recherche théâtrale, en atelier ouvert à un groupe d'une dizaine d'adultes comédiens amateurs, dont l'intitulé était "Construction / Déconstruction / Trace". Bien que le sujet eût pu paraître ardu et limité, il s'est très vite avéré riche en digressions de toutes sortes : généalogie, conscience historique, publication télématique et vie privée, influence et ascendance... Le propos a presque de lui-même débouché sur la manipulation et l'utilisation de divers médias dans l'éventuelle justification de telle ou telle idéologie.
En Janvier 2010, alors que je finalisais avec les comédiens la phase d'engrangement des idées directrices de la pièce encore à écrire, l'actualité était au séisme qui a toûché Haïti, sa capitale et son palais présidentiel. Ce dramatique contexte m'a de suite inspiré cette situation : quels pourraient être les propos tenus in petto par un gouvernement coupé de son propre pays et du reste du monde, dans les ruines de son lieu de pouvoir attitré ? Dans quelles perspectives de reconstruction s'inscriraient les idées des sinistrés au pouvoir ? Quelles luttes intestines pourraient éclater dans le bain révélateur d'un moment de crise ultime ? (voir "Tabula Rasa" pp. 11-16)
Photo Emilien Diard-Detoeuf
L'exercice du pouvoir par une minorité, s'il m'a toujours paru profondément absurde, n'en est pas moins un sujet dramaturgique vaste et propice à de nombreuses prises de positions. Qu'ils soient tyran paranoïaque entouré de gardes du corps féminins à l'image du Colonel Kadhafi (d'où le personnage de LAMAZON), ou petit président d'une nation qui s'imagine au centre des affaires internationales comme notre président Sarkozy (dont le nom véritable est Sarközy de Nagy-Bocsa , il devient dans la pièce le Président SATORI dont le nom véritable est RIGET), les hommes de pouvoir gardent-ils leur aura de puissance quand tout s'est délité autour d'eux, et que la survie devient l'enjeu principal d'une communauté réduite à l'extrême ? Ou alors doivent-ils faire preuve d'une intelligence supérieure pour asseoir, quel que soit le contexte, leur ascendance sur les politiciens qui les entourent directement ?

Or voici donc la trame première qui s'est dessinée comme d'elle-même : à l'issue d'un séisme qui a ravagé le lieu du pouvoir (ici : les Archives Nationales, voir 4. Une affaire d'écriture) au moment même du discours d'investiture de son président, les rescapés du gouvernement d'un petit pays (ici le Guatemala, dont le "bananier" n'envie rien au fanatisme évangélique qui y sévit) sont confrontés à leur survie propre, à l'amnésie, puis à l'anamnèse de leur chef au travers d'une révélation mystique, et à la rêverie qui les accompagne tout au long de ce long parcours dans le "ventre de la baleine", "la matrice du monde à venir".
C'aurait été presque trop simple...
Le discours d'investiture du Président RIGET


2. De l'improvisation à la forme écrite.

En effet, lors des sessions de travail, durant la recherche de déclinaison du thème par chacun des comédiens, d'autres trames, ou d'autres éléments de récit tout aussi intéressants ont été proposés. Je disposais ainsi, pour l'écriture de la pièce, de quelques éléments issus d'improvisations : d'un match de tennis où d'importantes décisions politiques sont prises; du révérend Psychiatrix, prêtre de l'Eglise de Graphosophie, et de l'une de ses victimes, une jeune femme qui découvre sur le tard le passé sulfureux de son grand-père (voir "Tabula Rasa" p.03 et pp. 16-19); d'un bon mot sur le Guatemala ("Le quoi ? Le côté malin ?"); et d'un Monsieur Mastroiani,  "humanologue", à savoir un classificateur acharné des caractères humains (devenu dans la pièce "Mayazoni", du nom de la Mayazone, secteur géographique qui concerne le Guatemala)Ces éléments ont pris place dans le tableau général.
Me restaient encore : une grand-mère qui ne jette rien et collectionne les appartements comme on disposerait de cartons d'archivage, la petite-fille d'un New-Yorkais mort le 11 Septembre 2001... lors d'un braquage, un homme-caméléon oeuvrant pour des services secrets, l'inventeur oublié du moteur à explosion, un ornithologue... soit plus d'idées qu'il n'en fallait pour élaborer un propos moderne sur la trace et la problématique qu'elle soulève.
Outre l'histoire du gouvernement (du Guatemala, allons-y donc) emprisonné dans les ruines d'un lieu de pouvoir (les archives nationales, tant qu'à faire...), l'une des trames possibles qui m'a le plus inspirée fut celle concernant l'écrivain Michael Riolo, concotée par l'un des comédiens, Laurent, suite à sa lecture de L'Ombre du vent de Carlos Ruiz Zafon. Quelques aphorismes extraits de ce roman résument assez bien le champ lexical inhérent à ce personnage :
"Chaque livre a une âme. L'âme de celui qui l'a écrit, et l'âme de ceux qui l'ont lu, ont vécu et rêvé avec lui."
ou encore : 
"Il n'y a pas de langues mortes, seulement des cerveaux engourdis"

"Madame" et sa suivante Dorine
(Photo : Emilien Diard-Detoeuf)

Michael Riolo s'appelait encore dans les improvisations originales Daniel Riolo, du nom d'un journaliste sportif. Désireux de ne pas créer d'amalgame malvenu, j'ai opté pour le prénom Michael ("semblable à Dieu", en hébreu). Car c'est un fait inexpliqué, Michael Riolo est doué d'une telle foi en l'écriture qu'en écrivant il manipule malgré lui la réalité qui l'entoure. Jeune homme, il découvre le dernier exemplaire d'une autobiographie, "Elle, par Elle", qui décrit la vie d'une femme au destin hors normes, une sorte de quintessence de Romy Schneider, Jackie Onassis, ou encore Charlotte DELBO... soit un ensemble de femmes aux parcours aussi fulgurants qu'historiques.
Ce que Riolo ignore, c'est que cette autobiographie est un faux, ou plus précisément un montage de plusieurs réelles autobiographies, dont la plus proche est celle de "Madame" (la véritable Elle pourrait-on considérer). Et Riolo, obsédé à l'idée de retrouver les traces de Elle et dans l'espoir d'un jour la rencontrer, va malgré lui pousser la personne véritable à se conformer au destin décrit dans le livre... (voir "Tabula Rasa" pp. 07-09).
Comment, alors, faire coïncider un gouvernement guatémaltèque à la dérive et un écrivain aux pouvoirs de démiurge ? L'issue de cette problématique me vînt par la réécriture de l'improvisation du match de tennis : pourquoi ne pas imaginer que dans ses recherches, l'écrivain rencontre le présumé époux de Elle, un armateur sans scrupule, que Riolo prend pour responsable de l'internement psychiatrique supposé de Elle. Les deux hommes se rencontrent sur un cours de tennis, et tout en échangeant leurs balles, si je puis dire, leurs propos suivent une progression agressive où l'un chercherait comment humilier l'autre. La scène se termine sur l'engagement de l'écrivain par l'armateur, afin qu'il lui rédige son "autobiographie", du moins la biographie officielle qui servira de socle à une carrière politique à venir. Le tout en échange d'un espoir fallacieux de la rencontrer Elle, enfin. (voir "Tabula Rasa" pp. 44-51).
Faire de l'armateur RIGET le SATORI élu Président de la République Libre et Démocratique du Guatemala ne fut pas plus compliqué que cela. L'enjeu était de faire coexister les deux trames, et d'établir un mouvement pendulaire entre l'une et l'autre avant de révéler le lien qui les unit. C'est sans doute ce mouvement de va-et-vient qui a dérouté les spectateurs. Nous ne sommes pas encore familiers avec ces jeux littéraires au théâtre - peut-être un peu plus au cinéma, où l'utilisation du flash-back et des montages parallèles facilite la lecture d'ensemble. Mais puisque le propos allait tourner autour des mécanismes de la manipulation, sans doute fallait-il aussi manipuler la lecture du spectacle, et faire de cette alternance d'une trame à l'autre un mouvement quasi-hypnotique. La sortie du spectacle allait ainsi interroger son public : "Avez-vous compris jusqu'à quel point vous avez accepté de vous laisser manipuler ?"

3. Images de la manipulation.

Riget en pleine extase mystique
(Photo : Emilien Diard-Detoeuf)
Le nazisme, avec son chef de file Goebbles, s'était érigé ce dogme pour fer de lance : "Plus le mensonge est gros, mieux il passe". Ce principe est repris dans la pièce par l'écrivain Michael Riolo comme moteur de son mouvement littéraire auto-proclamé, le néo-nouveau roman. Nul n'est besoin de véritablement créer une nouvelle forme littéraire, le culot d'affirmer cette nouveauté seul suffit (comme paravent à sa vacuité). Le mensonge, dès qu'énoncé, se rend lui-même vraisemblable. Ne considérons pas Riolo comme un auteur fasciste, simplement, il est un habile manipulateur qui connait ses maîtres, et ne dédaigne pas à piocher dans les travaux les plus orduriers, ainsi qu'il le sous-entend lorsqu'il propose à Satori, pour sa fausse autobiographie, le titre "Ma vie, mon combat". Si la référence à "Mein Kampf" se veut directe et provocatrice du point de vue du public, elle ne choque pas le politicien en devenir. Satori ne s'encombre pas de morale, lui qui fait du mensonge la pierre fondatrice de sa nouvelle vie. Tous deux, Riolo comme Satori, savent que la manipulation la plus efficace n'est pas celle qui passera par l'étroit chas de l'aiguille de la vérité, mais bien celle qui créera pour elle-même ses propres références, quitte à les réfuter ensuite.
Cette réfutation sera au coeur même de la vision mystique de Satori devenu Riget. "TABULA RASA ! Je proposerai de refaire de fond en comble l’entendement humain. (proclame-t-il, dans la ferveur d'une adoration de lui-même) Rien ne sera à l’abri, nulle part ! Les mensonges que vous avez fabriqués pour mon accession au pouvoir, je les dénoncerai, et l’on aura alors confiance en mes intentions. Je dirai : « Avant j’étais menteur, tricheur, cupide, sans scrupule. Mais je connais à présent la Vérité. Je me repens, et j’invite l’Humanité entière à se repentir. » Et je dénoncerai tout le reste, tout ce qui recouvre l’Unique Vérité Possible !"
Car c'est bien là le comble de la manipulation : ceux qui ont été bernés une première fois ne peuvent qu'accueillir avec bienveillance le repentir du menteur, et ne distinguent pas quel nouveau mensonge, plus gros celui-ci, recouvre ce repentir. (A propos de  repentir, on aurait pu en attendre un de la part d'un certain philosophe de la modernité, lui-même victime d'une manipulation bien goguenarde.)
Le repentir de Riget pousse l'admiration 
de Psychiatrix à son comble,
face à une Suarez écoeurée.
(Photo Emilien Diard-Detoeuf)
Mais il y a plus dangereux encore que le repentir calculé. En témoigne le personnage de Bruno Psychiatrix, chef de file de la "Graphosophie", une Eglise de la pensée nouvelle qui permit l'accession au pouvoir de Riget. Psychiatrix est un pur produit du faux ; fausse identité, fausse mysticité, logique et arguments fondés sur de faux postulats, on en viendrait à se demander comment un tel faussaire a-t-il pu captiver autant l'opinion publique. Son secret, c'est de croire en ses propres mensonges, d'y croire viscéralement. Il sait que cela ne peut que le mener à une forme de décrochage de la réalité, une folie douce ou furieuse, mais il l'assume par amour pour Riget - du moins pour le pouvoir qu'il détient. Et sa foi déplace des montagnes. Il devine ainsi l'identité réelle d'une visiteuse occasionnelle de son Eglise, la photographe Albamaria Dos Santos, en tant que petite-fille du prédécesseur de Riget, le vieux général Almenhones. Mais il précipite aussi ainsi la chute de Riget, son assassinat, en accélérant les purges du nouveau régime et faisant fusiller la mère d'Albamaria - qui vengera cet acte par le régicide de la fin de l'histoire. En faisant le sacrifice de sa raison pour donner l'apparence du vrai à une manipulation, Psychiatrix déglingue aussi son entourage immédiat, sa sphère d'influence. Voilà qui est d'autant plus dangereux lorsque cette sphère gagne les chambres du pouvoir. 
Il n'est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre dirait-on, j'ajouterai qu'il n'est pire prosélyte que celui élevé dans l'idolâtrie d'un mensonge.


4. Une affaire d'écriture

Je viens d'évoquer rapidement l'Eglise de Graphosophie. Trop rapidement, même, puisque c'est à un modèle réel que je faisais référence (voir lien). A l'instar de son modèle, outre la manipulation de masse, le postulat de l'Eglise de Graphosophie repose sur la possibilité de LIRE une certaine écriture : celle du corps et des caractères. Car là où il est question d'une "sophia" (sagesse) du "graphos" (l'écriture) repose le postulat d'un savoir contenu et qui se révèle à qui sait en décrypter les signes, à qui y est initié. Pour la Graphosophie, cette lecture est possible à travers des grilles complexes de mesures, de tests, de chaînes généalogiques. La complexité, bien évidemment, y est un leurre, et en feignant de révéler une certaine vérité, cache en réalité la vacuité de ses postulats. Ainsi, en proposant à chacun d'être en adéquation avec sa nature profonde, en proposant d’occuper la réelle place qui lui est attribué dans cette vallée de larmes, la Graphosophie entend redistribuer à sa manière la répartition des pouvoirs : hommes de paille facilement manipulables aux hauts postes de commandement, penseurs à l'esprit critique vif et acéré aux plus viles loges de la misère morale et intellectuelle. Pour peu qu'il y ait doute, "malaise dans la civilisation", ou crise identitaire, la Graphosophie y trouve son pain-béni, se propose de rétablir l'ordre normal des choses et augmente son influence à mesure que le nombre de ses ouailles augmente. Un bon nombre de pays d'Amérique du Sud, le Guatemala en étant un exemple frappant, sont d'ailleurs en proie à cette peste mystique ; la misère et la peur, comme toujours, sont bien les mamelles d'un tel fléau.

1010011010, soit 666 en binaire.
"Tabula Rasa" développe donc cette idée qu'au fond, TOUT est écriture. Et surtout que tout pouvoir repose sur une certaine écriture et sur la gnosis (le savoir caché aux non-initiés) qu'elle sous-entend. Comme aux temps des scribes assis à l'ombre des pyramides, détient le pouvoir celui qui sait lire et écrire. Le médecin qui sait lire le livre de chair fera figure d'autorité sur le corps de ses patients. Le spécialiste en décryptage géo-politique saura forger l'opinion publique sur des questions complexes. Le politicien qui affirme comprendre la société dans son ensemble donnera l'illusion d'avoir un programme réaliste et nécessaire. Mais c'est toujours dans le présupposé savoir du spécialiste face à la présupposée ignorance du béotien que repose le pouvoir, le pouvoir de diagnostiquer, de décider, de faire, et d'imposer.
Ainsi, là où il est question d'écriture, et là où est questionnée la "trace" de l'écriture, quoi de plus évident que des Archives Nationales comme antichambre du pouvoir ? Le personnage de Suarez (anagramme de "saurez" - sous-entendu "vous le saurez en temps voulu") est la Directrice des ANRLDG, les Archives Nationales de la République Libre et Démocratique du Guatemala. Elle est surtout la faussaire en chef, la conceptrice du métier à tisser le tissu de mensonges de la Graphosophie. Chercheuse dans une quelconque Université, Suarez a, avec son assistant Mayazoni, développé le concept de contamination du réel par le virtuel. Le lecteur attentif de cette note aura déjà découvert les quelques liens vers le site "Wikipédia"; questionnons ici cette base de données auto-proclamée : jusqu'où tolérons-nous le présupposé savoir des programmateurs et rédacteurs de l'encyclopédie libre et gratuite ? 
Suarez, au centre,
entourée de Lamazon, à gauche, et de son assistant Mayazoni, à droite.
(Photo : Emilien Diard-Detoeuf)
Le personnage de Suarez est l'exemple d'une dérive possible, en sa qualité de responsable d'archives, ou en tant qu'enseignante et directrice de recherches. Qu'adviendrait-il des traces de notre sapiens dans les mains de médiateurs plus avides de pouvoir que de vérité ? La facilité de falsifier le support informatique,  normalisé par une écriture mondialement conventionnée (le html), représente à mon sens un véritable danger. Car là où fabriquer de faux livres était encore une tâche ardue et réservée à des corps de métier précis, constituer de fausses données et leur donner l'apparence du vrai devient un jeu d'enfant. Dans "Tabula Rasa", Suarez, isolée avec Riget et Psychiatrix dans les entrailles des ANRLDG, comprend (un peu tard) que la survie prime sur toute considération politique ou philosophique. La Mort, au final, est dernière juge de ce que nous entreprenons.


Il était aussi, bien évidemment, question d'écriture pour le personnage de Riolo, le fondateur du néo nouveau roman. Quelque chose de l'ordre de la paranoïa, ou de la mégalomanie, fait de Riolo une sorte de Cassandre; à l'instar de la voyante, il semble doué du pouvoir d'écrire ce qui adviendra. Lorsqu'il évoque son dernier livre à Riget, "Ta vie après ma mort", c'est déjà en pressentant que Riget ne lui survivra que très peu de temps. Toutefois, Riolo n'est pas conscient de l'étendue du pouvoir de son écriture. En admirateur fanatique d'une autobiographie falsifiée, celle de "Elle", il pousse malgré lui le postulat que "tout est écriture" jusqu'à l'absurde. Que Riolo croie en l'authenticité de la fausse autobiographie va pousser son principal sujet à devenir le sujet falsifié, à s'y conformer. La fausse "Elle" était prisonnière à Auschwitz, la vraie va voir apparaître sur son poignet un matricule comme pour chacun des déportés (1010011010). "Elle" va vieillir jusqu'à avoir l'âge que les événements historiques traversés dans sa vie falsifiée prétendent lui donner. Mais au final, comme Flaubert prétendant que "Madame Bovary, c'est (lui)", Riolo, c'est "Elle" - du moins son unique observateur, tellement persuadé de sa réelle existence qu'il contamine son modèle éloigné.


Dorine, la suivante de "Madame",  venge sa maîtresse
en empoisonnant la romantique falsificatrice Clarissa.
(Photo : Emilien Diard-Detoeuf)
Dans cette partie de la pièce se posait la question de l'identité, et du pouvoir de l'écriture biographique sur la vie intime de ses "sujets". Un bon nombre d'écrivain se sont prêtés au jeu de l'autofiction. Par ailleurs, les supposées petites choses de la vie des célébrités attirent toujours leur lot de béotiens. A chaque fois, la facilité de maquiller la réalité s'accorde à la séduction d'une vie hors-norme, ou du moins d'une particularité. Cet appêtit pour l'exceptionnel ne  pousserait-il pas finalement le commun des mortels à tolérer en toute connaissance de cause la suprématie d'un beau mensonge sur la banalité de la réalité ? Ici, l'écriture pose la possibilité de la ré-écriture. L'écrit perd alors sa vertu de pérennité à l'approche du territoire de la falsification ad lib. Là où nous pensions aborder un continent fait des strates solides de connaissances accumulées, sédimentées par des siècles d'écriture et d'archivage, nous tombons en plein sables mouvants, colorés et parfumés.
Pour finir, Freud comparait l'appareil psychique à un bloc-note magique, aux tablettes de cire permettant d'inscrire et d'effacer à l'envi (voir Tabula Rasa, p.6). Plus que se souvenir, écrire revient à approcher l'idée d'éternité, l'illusion de la conservation au-delà des limites temporelles d'une vie, d'une mémoire humaine. Car au fond, c'est de Mémoire dont il est question. Et falsifier la mémoire rend toutes les manipulations possibles.


5.Devoir à la mémoire.

Delbo à Auschwitz
(collection privée)
Tabula Rasa doit beaucoup à certaines personnalités. Nous en citerons principalement deux : Charlotte DELBO et Kurt VONNEGUT. La première a été introjectée dans la fausse vie de "Madame". Lorsque "Elle" récite son poème "Vous voudriez savoir" (p.10) c'est celui de Delbo qu'elle déclame. "Elle" prétend avoir connu Louis Jouvet, Delbo fut sa secrétaire. "Elle" écorche, façon Catasfiore, le nom de Riolo en Valérien, ou Ravensbro, c'est évidemment au Mont Valérien où fut exécuté le mari de Delbo qu'il est fait référence, ou au camps de Ravensbrück où Delbo fut transférée depuis Auschwitz en 1944. L'ensemble de la scène pp.38-41 est un hommage à son destin qui m'aura "ému aux larmes" et un tissu de citations de ses ouvrages.


Le second porte lui aussi les stigmates de la seconde Guerre Mondiale. Survivant du bombardement de Dresde en 1945, Kurt Vonnegut est un iconoclaste pessimiste, pour qui la Terre se portera mieux quand l'espèce humaine aura disparue de sa surface. Pour Tabula Rasa, je lui ai emprunté l'oeuvre de Waltham Kittredge, Les rois philosophes américains, (p.16), qui devient l'un des piliers de la Graphosophie, ainsi que le concept d'infundibulum chrono-synclastique, dont la définition (p.24) est extraite de son roman Les sirènes de Titan. Pour finir, tout le récit de rêve que Riget fait (p.29) et qui est le catalyseur de l'envol mystique qui le mènera à la "Tabula Rasa", est extrait du roman le plus célèbre de Vonnegut, "Abattoir 5".
La séquence vidéo qui accompagnait le rêve de Riget,
illustration de l'extrait d'"Abattoir 5" de Vonnegut.

L'une des créations des plus fascinante de Kurt Vonnegut, son personnage de l'écrivain Kilgore Trout, est aussi évoqué. Ce blogue tente d'ailleurs de lui rendre hommage tant que faire se peut. Dans Tabula Rasa, en empoisonnant Clarissa - la falsificatrice de l'autobiographie de "Madame" - avec de la truite aux amandes mâtinée de cyanure, Dorine fait un clin d'oeil à Trout (= truite, en anglais). Le cyanure, s'il a la particularité d'avoir un parfum d'amande douce, est aussi appelé en anglais "King's yellow". Pour le coup, c'est une référence au "Roi en Jaune" de Chambers que j'avoue être suffisamment tordue pour n'amuser que moi.

Découvrez la playlist Tabula Rasa

Finissons-en avec les emprunts : en écrivant puis en mettant en scène ce texte, je me suis nourri d'oeuvres musicales : du "Tabula Rasa" d'Arvo Pärt, qui hantait les scènes de "Elle", de l'album éponyme d'Einstürzende Neubauten, mais surtout  de l'oeuvre de Jim Morrison (les derniers mots de Clarissa à Mayazoni - p.45 - sont une traduction maladroite de "The end"). Pour ce qui est du montage vidéo qui ouvrait le spectacle, on pouvait y voir des images d'archives concernant le bombardement de Nagasaki, Hitler dans son nid d'aigle, la première femme dans l'espace, la première greffe musculaire, Romy Schneider (qui a passé sa jeunesse en Suisse), quelques jolies interventions policières au Guatemala, un Baudelaire falsifié lisant son poème "Le balcon" (que l'on pouvait voir sur You tube, mais plus maintenant), un reportage sur Julie Christie durant le tournage de Fahrenheit 451 de Truffaut, et des extraits des films "Hiroshima mon amour", de Resnais, "Jusqu'au bout du monde" de Wim Wenders, et "The Wall" d'Allan Parker. La citation d'ouverture est de Guy Debord.




Bien sûr, si vous en êtes à lire ces lignes, c'est vraiment que vouliez en savoir plus. Je ne saurai jamais assez vous inviter à laisser un commentaire ou une petite réaction. Sinon, ce sera vraiment pour rien que je me serai couché une fois de plus à 3 (non... 4) heures du matin.
M'enfin !

A venir...

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